Texte critique sur le livre de Claire Wilcox, Patch Work – A Life Amongst Clothes, paru chez Bloomsbury, en 2020.
Vêtements, mémoire et création
Claire Wilcox, ancienne conservatrice des costumes au musée Victoria & Albert à Londres, commissaire d’expositions, et aujourd’hui professeur de curation (les compétences nécessaires à l’organisation d’une exposition) à l’Ecole de la Mode de Londres a publié en 2020 une autobiographie qui a reçu en août 2021 le prix PEN Ackerley de la meilleure autobiographie de l’année. Son ouvrage mêle plusieurs dimensions psychologiques et culturelles qui ne manqueront pas de séduire les amoureux de l’intime, de l’habillement et de l’Angleterre. La question du temps qui passe et des générations, le rôle des vêtements dans la vie humaine ainsi que l’importance du toucher et de son rapport à la connaissance sont des motifs centraux du livre. Le déplacement est celui d’une femme à travers l’existence. Entre prélude et nocturne, premier et dernier chapitre, se déploient des moments brefs qui, comme autant d’éclosions, ont jalonné son parcours.
Le titre de l’ouvrage et son sous-titre nous permettent de considérer le sens de ce que l’auteur cherche à faire. Patch Work écrit en deux mots attire l’attention. Le mot work peut s’entendre au sens de processus ou de tâche, et le mot patch désigne une petite surface, circonscrite, qui contraste par sa nature avec les autres surfaces qui l’entourent. On se souvient que patchwork en un seul mot désigne un travail particulier d’aiguille qui consiste à coudre ensemble des petits morceaux de tissu. A l’origine, il s’agissait de donner une nouvelle vie à des restes de vieux habits. Le sous-titre mentionne explicitement les vêtements : « Une vie passée parmi les vêtements ». Ces vêtements, tout comme les tissus, et ce qui se rapproche de près ou de loin au soin du linge, à la couture ou à la parure, jusqu’à la tasse à thé ou au sofa (car ils prolongent le corps et sont eux aussi des reflets matériels de l’intime), vont servir de fil d’Ariane au récit autobiographique.
Commençons par un exemple qui nous emmène assez loin dans la culture de la Grande-Bretagne et dans les souvenirs personnels de Claire Wilcox : The Airing Cupboard. Il s’agit d’un placard chauffant qui contient le ballon d’eau chaude et qui se trouve souvent dans la salle de bain ou sur un palier. Les vêtements séchés à l’air libre sont déposés dans ce placard où ils se débarrassent de leur dernière humidité. Les draps et les serviettes peuvent y être entreposés de façon permanente. C’est ainsi que Claire se souvient que petite fille elle s’y cachait avec son frère et qu’ils s’y faisaient un nid parmi le linge douillet. C’est par ce chemin de douceur que le lien avec son frère apparaît dans le récit. Il apparaît à nouveau un peu plus loin lorsque Claire parle du magasin de linge ancien où elle travaillait à Londres avant d’entrer au Musée (et d’être affectée au département des dentelles). Son frère était à l’université et elle lui a envoyé une chemise de nuit. A cette occasion son frère lui dit qu’il se sentait seul et que ce cadeau lui faisait grand plaisir. L’émotion dans le récit apparait au détour de la sensation, de l’échange, de l’acquisition ou de l’observation d’objets textiles ; les sentiments se devinent plus qu’ils ne sont formulés. Ainsi la mère de Claire cousait des vêtements pour sa fille, ce qui suffit pour dire l’affection qui les unissaient.
Autre élément culturel spécifique aux pays anglophones, le carré de tissu en éponge qui sert de gant de toilette appelé flannel et que Claire applique sur son visage dans le bain pour repenser aux bains qu’elle prenait avec ses filles lorsqu’elles étaient petites. Il suffit de mettre flannel on your face et bath dans un moteur de recherche et d’observer les résultats pour se convaincre de la singulière richesse culturelle du récit. La grand-mère de Claire lui apparaît avec un tablier et des bras enfarinés dans sa cuisine (trope universelle que la vue de la Tamise depuis le logement social de Pimlico vient nuancer) ; son oncle, socialiste, orateur à Hyde Park, apparaît avec des chaussettes dont il coupait les élastiques pour faciliter la circulation du sang, et une de ses filles avec les ailes d’ange d’un déguisement alors que la vie de l’enfant est menacée et qu’elle est admise dans un hôpital de Londres dont les portes en plastiques ressemblent à de grands morceaux de peau flasque. Une robe de mariée en satin des années 30 coupée dans le biais que Claire a acheté pour aller à une fête lorsqu’elle était adolescente marque une étape, entre découverte sensuelle et mise-en-scène de soi. Le tissu, dit-elle, épousait son corps comme de l’eau et ses parents l’ont regardée d’un air dubitatif. Dans le même bref passage, elle évoque son envie pendant la fête de se retirer à l’étage pour lire puis le compliment qu’un homme lui a fait sur sa robe et enfin son retour chez elle les pieds-nus dans les rues poussiéreuses de Londres, la robe traînant sur le trottoir.
L’accompagnement que les vêtements fournissent au corps à différents moments de l’existence et dans différents contextes est une clé du texte. Lorsqu’elle parle des robes extrêmement seyantes de Versace ou de Fortuny, c’est sous l’angle artisanal (la main au travail) ou sous l’angle de la fugacité (le corps vieilli du mannequin sur le podium 20 ans plus tard). Lorsqu’elle parle aussi d’un chat noir qui s’enroule comme une écharpe autour du cou de son mari, elle donne une forme textile à son regret de ne pas avoir pu devenir artiste. Elle parle du costume des coureurs cyclistes qu’elle croise sur une route de montagne en même temps que de ses accès de vertige, de la toge de sa fille à l’université en même temps qu’elle note la présence d’un cours d’eau menaçant. Les explications manquent, ce qui a pour conséquence de donner beaucoup d’ouverture au récit et d’inviter le lecteur à participer.
Les vêtements, les tissus, le linge, servent de fil d’Ariane mais aussi les accessoires, comme un portefeuille du 17ème siècle qui a voyagé depuis Constantinople que Claire a trouvé sur un marché aux puces ou un panier en osier qui lui servait de sac à main lorsqu’elle était à l’université, étudiant probablement la littérature puisqu’elle dit n’avoir gardé que le livre intitulé Keats and Embarrassment à la fin de ses études. Parmi les poètes romantiques, John Keats se distingue par l’intérêt qu’il porte aux sens. Il est l’auteur de Ode on a Grecian Urn, méditation sur une scène de l’antiquité inspiré par un bel objet.
Il y a beaucoup d’espaces blancs dans le livre, et le blanc règne sur la couverture. Les titres des chapitres et des sous-chapitres sont minimalistes et énigmatiques. Il peut s’agir de noms, d’adjectifs, de verbes — sans règle de distribution particulière. Les noms propres sont absents. Les personnes extérieures à la famille de Claire s’appellent friends. Ils sont « il » ou « elle ». Les mémoires de l’ancienne conservatrice et commissaire d’exposition au Musée Victoria & Albert auraient pu contenir des anecdotes concernant les célébrités du milieu de la mode mais lorsqu’ils apparaissent dans le récit, leur nom n’est pas dévoilé. Le passage consacré à Alexander McQueen et dédié au psychanalyste Adam Phillips (qui est nommé) s’intitule Foil, qui peut vouloir dire « feuille », de métal ou non, « fleuret », ou peut signaler la réverbération, le contraste ; il peut s’agir d’un verbe ou d’un nom. Ici l’auteur cherche à décrire le génie de McQueen (he) avec l’économie qui caractérise son écriture. Un intérêt pour l’histoire de la langue anglaise et pour l’amplitude des significations qu’elle peut véhiculer transparaît dans le choix du mot Foil, comme dans les autres titres et sous-titres où le phénomène est particulièrement net, mais partout la langue entre en résonnance avec la sensibilité de l’auteur.
Le récit contient aussi des photos. Une photo en noir et blanc, sans légende, est associée à chaque chapitre, et des photos plus petites issues de l’album familial se trouvent essaimées dans le livre. La photographie est un art qui ravive la conscience qu’on peut avoir du temps et la dernière photo personnelle, légendée, résume l’expérience humaine à la manière d’une allégorie. On voit ailleurs une paire de chaussures dans lesquelles des petits pieds ont appris à marcher, un jeune couple élégant en plein mouvement qui traverse une rue dans les années 40, une voiture des années 60 avec des rideaux aux fenêtres et la silhouette de Claire à deux reprises dans l’espace du musée.
La perception visuelle est convoquée bien entendu (on sait que les tissus et les vêtements font voyager l’oeil) mais le livre s’ouvre sur un chapitre intitulé Kid Gloves (« gants de chevreau ») dans lequel il est question de manipulation (cf. l’expression to handle with kid gloves). Dans ce passage sont aussi évoqués les gants chirurgicaux que le personnel du musée a dû porter pendant une certaine période, mais qu’ils ont abandonné par la suite pour se remettre à travailler à main nue. Claire décrit ce que les doigts peuvent sentir lorsqu’ils suivent les contours d’un vêtement ancien : une épingle laissée par une couturière, un ourlet qui a bougé, quelques grains de poussière pris dans le revers d’une manche, une étoffe luxueuse qui laisse supposer un vêtement de haute couture. Non seulement le toucher lui permet de sentir les étoffes mais elle affirme qu’il lui permet d’accéder à la connaissance historique.
Dans le chapitre 11 (Sensate) on trouve un sous-chapitre intitulé Touched dans lequel elle raconte son premier souvenir tactile. Elle était avec ses parents chez un couple de personnes âgées sans enfants qui lui ont donné une boîte de boutons pour jouer. Cet épisode revient à sa mémoire à chaque fois qu’elle ouvre sa propre boîte à boutons. Elle se souvient aussi d’avoir été assise sur les genoux de sa mère et d’avoir boutonné et déboutonné son gilet, le mouvement des doigts suggérant la proximité affective entre la mère et l’enfant sans qu’il soit nécessaire de le dire.
Les vêtements et les tissus, mais aussi les objets, sont fascinants et émouvants parce qu’ils ont une histoire, parce qu’ils ont été touchés, cousus, lavés, portés. Ils sont conservés, au musée et dans la vie personnelle de Claire, en souvenir de leur proximité avec des corps, des vies, des états d’âme et de culture. Claire parle d’une couverture en laine qu’elle possède qui a rétréci et dont la texture n’est plus la même. Détail qui ramène son esprit à l’époque où sa fille souffrait d’une grave maladie et où il fallait tuer les microbes en lavant les vêtements à très haute température et où, mère pressée, elle n’a pas fait attention à ce qu’elle mettait dans la machine. Elle parle du linge qui s’est rigidifié sur le fil sous l’effet du gel, spectacle mêlant le textile et le météorologique qui a disparu des jardins et manque à notre perception aujourd’hui.
La disparition et la fuite du temps sous-tendent le propos de cette autobiographie, qu’il s’agisse du domaine professionnel ou de la vie privée de l’auteur. Dans Kid Gloves qui ouvre le livre, il est question de robes et de costumes, allongés sur de grandes tables et des corps qui occupaient autrefois ces vêtements. Parce que le musée manque de place, les costumes sont rangés dans des tiroirs plats, les uns au-dessus des autres, jusqu’au plafond, comme autant de morts empilés. Ils sont ramenés à la lumière et déployés uniquement lorsqu’ils sont exposés, ou lorsque a lieu un inventaire. Ainsi apparaît d’une robe verte de 1830, probablement une robe de grossesse, qu’aucun ventre ne viendra plus remplir et de gants en peau de chevreau qu’aucun doigt ne viendra plus gonfler, ou d’un éventail en soie qu’aucune main n’agitera plus. Il y a, en fait, une raison centrale à la tonalité élégiaque du récit, un traumatisme personnel qui affleure et qui est peut-être à l’origine des différentes inquiétudes du livre. Mais l’inquiétude semble aussi stimuler la nécessité pour Claire de se faire créatrice en organisant des expositions et en écrivant des catalogues, ou en écrivant son autobiographie. Une photo de mode (Toni Frissell, Weeki Wachee Spring, Florida, 1947) évoquée dans le récit peut servir d’emblème à Patch Work. La robe et le corps du mannequin flottent dans la lumière ondoyante de la fosse aquatique ; le visage deviné est à l’air libre, il respire. La photographe, elle, est sous l’eau et la photo produit un ravissement chez le spectateur qui n’aurait pas pu se produire si l’artiste n’avait pas eu l’audace de reverser le lieu d’origine de sa prise de vue. Comme dans la photo, il y a quelque chose d’enténébré dans Patch Work en même temps qu’il y a autre chose de très lumineux et de vivant (et de pragmatique : il faut respirer !). Les vêtements, les étoffes et les objets textiles sont le lieu où se rejoignent la chaleur des corps vivants et le souvenir des morts, un lieu entre le matériel et le spectral, au croisement de la lumière et de l’oubli, mais où l’art peut élire son domicile heureux.
Véronique Alexandre