Texte écrit pour le catalogue de l’exposition Yves Millecamps au Musée Jean Lurçat de la Tapisserie contemporaine d’Angers, en 2018.
D’une rive à l’autre.
Rien n’est plus réel qu’une ligne, qu’une couleur, qu’une surface. (Theo Van Doesburg)
Tracés réguliers et précis, plans nettement délimités, espace rigoureusement compartimenté, intervalles millimétrés, aplats de couleurs franches excluant la moindre bavure, hasard banni, maîtrise omniprésente, les tapisseries et les peintures d’Yves Millecamps sont empreintes d’une même rigueur. Millecamps met son art sous contrôle et affirme une volontaire distance face à tous les affects, à toutes les subjectivités. L’abstraction lyrique, l’expressionnisme, les concepts sociaux, philosophiques ou religieux, ne trouvent aucune place dans sa démarche artistique, seulement habitée d’impalpable ou de discrètes résonnances musicales ou poétiques. L’art est une vision, un vecteur de sensations qui doit pouvoir être perçu sans le support des mots. Les créations d’Yves Millecamps reflètent un univers personnel enraciné dans une réalité éclatée et plurielle mais toujours revisitée. «Ce que je désire seulement exprimer, c’est ma liberté de peindre comme je l’entends, sans avoir à me justifier, la liberté de rêver.» 1986
Dès l’abord, les compositions de l’artiste révèlent leur modernité en s’inscrivant dans son époque. Mais, si les surfaces graphiques de Millecamps s’apparentent à celles de l’abstraction géométrique, elles s’en distinguent aussi par l’imbrication beaucoup plus complexe des plans qui les parcourent et dans lesquels les quadrilatères ne cédant en rien aux cercles s’articulent autour de droites, de diagonales et de perpendiculaires. En 1965, l’artiste ayant brièvement introduit la ligne courbe dans ses tissages parla de « géométrie douce » mais la douceur émane aussi d’une gamme chromatique savamment orchestrée venant sensiblement contrebalancer l’illusoire froideur de la composition. Le peintre se souviendrait-il du credo de Cézanne ? : «Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude»…
Tissés ou parcourant la surface de la toile, segments de droites, rectilignes et diagonales se prolongent, se superposent ou se croisent, bifurquent ou s’arrêtent soudain. Ce quadrillage labyrinthique ne menant nulle part suggère des constructions, des rencontres formelles non identifiables qui interrogent, intriguent et déroutent parfois. C’est là une particularité de ce travail qui impose avec une grande précision, un incomparable sens du fini, des formes frêles ou massives, s’articulant ou se désarticulant dans un espace donné. Etrange réseau!
S’agit-il de plans, mais alors tronqués, inachevés et suggérant une architecture utopique, Millecamps s’appliquant à détourner ses constructions graphiques de toute transposition matérielle possible ? S’agit-il de jeux de mécanos, d’une machine futuriste ou de schémas numériques? S’offre à nous un monde fictif grouillant d’hypothèses venant à chaque fois abstraire le possible, chambouler le réel. L’univers de Millecamps est paradoxalement celui de l’exigence de l’improbable.
On a dit parfois de lui qu’il était un nouveau Fernand Léger. Mais, chez Léger, il y avait l’homme, le social derrière les machines emblématiques de la modernité. Le regard que pose Millecamps sur «Les temps modernes» est autre. «Mon inspiration est désormais indépendante de tout modèle issu du monde réel» déclare-t-il en 1986, se souvenant alors de ses premières tapisseries. S’il trouve au fond de lui des schémas anticipant ceux auxquels la technologie nous a désormais habitués, il leur donne une intemporalité qui coïncide avec leur inutilité. Ses graphismes rigoureux et précis transcendent l’utopie, et par la seule magie d’une juxtaposition très élaborée des couleurs, électrisent la laine ou la toile, font vibrer la lumière et deviennent rêve, poème ou simplement Art.
Les titres qu’il donne, à ses tapisseries uniquement, ses peintures ne se distinguant que par des numéros et des dates, nous guident sur le chemin de ses intérêts et de ses penchants artistiques. Nous trouvons ainsi des références au minéral avec Géode 1965 (cat.n°), ou à l’architecture urbaine dont Wall Street 1965 (cat.n°), donne ici un vertigineux exemple dans l’une des rares compositions où les verticales prédominent, mais des références également au cosmique avec Sirius 1969 (cat.n°), et bien-sûr, à la musique chez cet artiste qui écoute du Bach en travaillant, de Cantate 1960, à Partita1967 ou Cadence 1972.
Les années soixante couronnent son travail textile de deux grandes expositions qui favorisent le tissage de nouvelles créations, l’une chez Florence Garnier en 1965, l’autre chez Denise Majorel dans sa galerie La Demeure en 1969. Mais, elles sont aussi marquées par l’arrivée tonitruante sur la scène internationale de nouveaux artistes à l’occasion des premières biennales de Lausanne. Ils venaient des pays de l’Est, avec Magdalena Abakanowicz, Jagoda Buic et Maria Laskiewicz, d’Amérique du Nord avec Sheila Hicks, d’Amérique du Sud avec Olga de Amaral, ou encore d’Espagne avec Aurelia Munoz et Josep Grau-Garriga… Leurs œuvres se déployaient dans l’espace, dialoguaient avec l’architecture, l’image était bannie au profit de seuls effets de textures et de couleurs. Les artistes ayant mal vécu leur dépendance aux artisans en lesquels on voyait des interprètes, tissaient eux-mêmes introduisant des fibres comme le coco, le sisal ou le chanvre et des techniques particulières. On parla alors de « Nouvelle tapisserie ».
Le textile se mit à véhiculer des concepts, culturels ou sociaux et le rapport au temps, déjà inhérent au tissage, apparut dans des techniques traduisant ses effets: l’usure, la déchirure, la brûlure…Les regards changeaient.
Les artistes passant par les ateliers nationaux, se voyaient marginalisés et leurs œuvres, même les plus contemporaines formellement, perdaient de leur attraction face à des tissages personnalisés par l’artiste et surtout forts de leur unicité.
A l’heure des turbulences politiques et sociales de la fin des années soixante, la tapisserie vivait sa révolution.
Millecamps, face au déferlement de la «nouvelle vague» de l’art textile, restait fidèle à son atelier Pinton à Felletin, au mural face au tridimensionnel, à l’aplat de laine face aux débordements colorés de matières diverses, ainsi qu’à son univers graphique.
Mais, depuis 1963, cet artiste continûment habité par la peinture, en laquelle il dit trouver l’« indépendance absolue», s’y adonnait pleinement. Il s’était d’ailleurs toujours présenté comme un «peintre cartonnier» et non un tapissier. Pendant dix ans, il mena de front tentures et toiles pour lesquelles il élaborait spécifiquement maquettes, cartons ou gouaches, la tapisserie n’étant jamais la transposition d’une peinture. Quand les turbulences économiques, surgies en 1973 après le premier choc pétrolier, vinrent encore aggraver la situation de la tapisserie sur le marché, Millecamps fit de la peinture son unique territoire de création. Son œuvre tissé comptait alors cent créations, (le quart est aujourd’hui dans les salles du musée), dont le point d’orgue fut Diaprée (cat N°) dernière tapisserie tissée en 1975 alors que le coût des tissages s’envolaient et que les marges s’effondraient.
L’œuvre peint prolonge et développe l’œuvre textile prélude à l’affirmation d’une écriture. Une même rigueur ordonne la géométrisation de l’espace qu’une riche palette adoucit ou électrise. Le mystère reste entier face aux propositions formelles de l’artiste dans lesquelles on note la présence plus fréquente du volume dans des dégradés de couleur. On se sent désormais plus proche de Victor Servranckx que de Frantisek Kupka.
Le temps passant, on se surprend à trouver chez Yves Millecamps comme une prémonition des circuits imprimés, des réseaux d’ordinateurs, des schémas numériques ou des systèmes cybernétiques qui confère aujourd’hui à son œuvre une étonnante modernité.
La propension à la monumentalité inhérente à ses compositions a contribué à favoriser des commandes de tentures ou de peintures à Paris, à Rennes ou à Lille, mais aussi aux Etats-Unis, ou en Arabie Saoudite. Une toile de grand format horizontal vient de quitter les murs de son atelier pour être installée à la Faculté de Pharmacie de Paris. Le bleu, couleur privilégiée de l’artiste, y prédomine. Les éléments graphiques qui la constituent semblent propulsés par des réacteurs. La dynamique de la composition chargée d’électricité, traverse la toile. Une formidable énergie se dégage de ce travail. Elle est le reflet de l’élan vital que procure à l’artiste la joie d’avoir su rester fidèle à lui-même et créer dans une liberté totale.
« Que ma joie demeure» dirait le mélomane.
Danielle Molinari